La bataille du temps : La Mecque contre Greenwich
Depuis plus d’un siècle, il dicte l’heure qui nous mène inexorablement au bout de la journée. Le Greenwich Mean Time, ou GMT, l’heure universelle, est l’une des dernières fiertés des Britanniques et l’envie d’autres. Grâce au méridien de Greenwich de longitude zéro, matérialisé par un rail de cuivre traversant la cour de l’Old Royal Observatory de Londres, les sujets de Sa Majesté se considèrent comme le peuple de l’heure. C’est l’un des derniers lambeaux de la grandeur impériale passée.
Depuis le 12 août, le GMT doit faire face à un concurrent de poids, l’Arabian Standard Time, symbolisé par la géante horloge construite à La Mecque. Pour donner l’heure “musulmane” à 1,5 milliard de fidèles de par le monde, les autorités saoudiennes n’ont pas lésiné sur la dépense. L’horloge à quatre cadrans de 46 mètres de diamètre lacérés d’or couronne une tour de 609 mètres, la deuxième plus haute au monde après le Burj Khalifa de Dubaï (828 mètres). En comparaison avec ses 96 mètres et ses cadrans d’un diamètre six fois plus petit, le célèbre Big Ben fait bien piètre figure.
L’édifice est doté de tous les atours, comme l’attestent les deux millions d’ampoules électriques éclairant l’inscription “au nom d’Allah”, présente sur chaque cadran de l’horloge. Pour appeler les fidèles à prier, 21 000 luminaires verts et blancs décorant le sommet de la tour et visibles à 30 km à la ronde s’illumineront cinq fois par jour.
EMPRISE BRITANNIQUE
Pour ses promoteurs, La Mecque, et non Greenwich, est le vrai centre de l’univers. Aux yeux de l’Arabie saoudite, le développement du temps moyen islamique doit casser l’un des derniers vestiges de l’emprise coloniale et chrétienne de l’ancienne puissance tutélaire. D’après les experts de la charia, le premier lieu saint de l’islam a l’avantage sur Londres d’offrir le parfait alignement avec le pôle Nord, ce que contestent les scientifiques occidentaux.
L’enjeu est d’importance. La Mecque a trois heures d’avance sur le GMT. Et le méridien de Greenwich est aujourd’hui l’une des grandes attractions touristiques de la capitale britannique. Malgré ce défi, la direction de l’Observatoire londonien reste confiante. Après tout, le GMT a résisté avec succès à de multiples tentatives de putsch, en particulier de la part de la France. La création, en 1667, du méridien de Paris devait concurrencer l’emprise britannique. Lors de la conférence de Washington de 1884, qui avait adopté l’heure de référence de Greenwich, la France s’était d’ailleurs abstenue. Vexé que le méridien de Paris n’ait pas été retenu comme base zéro, l’Hexagone boudera le GMT jusqu’en 1911 au profit de l’heure d’Angers, situé à l’exacte longitude de Greenwich. Le dispositif a survécu à l’avènement, en 1972, du temps universel coordonné (UTC).
Surtout, le GMT garde sa certitude de détenir sur sa concurrente saoudienne un atout implacable. Outre-Manche, l’heure, c’est l’heure. La ponctualité est une religion.
Source: Marc Roche lemonde.fr